lundi 21 novembre 2016

Révolutions et lents mouvements d’évolution

On se représente généralement une révolution comme un mouvement collectif brusque et même violent. C’est d'ailleurs une des définitions du terme, une « transformation soudaine et radicale ». Pourtant, lorsqu’il s’agit d’idées révolutionnaires, il en est tout autrement. 


1905, une année révolutionnaire 

Mille neuf cent cinq est considéré par plusieurs l’annus mirabilis d’Albert Einstein (1879-1955). Alors à peine âgé de 26 ans, jugé plutôt piètre élève par plusieurs de ses professeurs, le grand physicien d’origine allemande publia cette année-là quatre articles scientifiques majeurs, dont l’un contenant la fameuse formule E=mc2, un autre présentant les fondements de la théorie de la relativité, et puis un autre encore, portant sur la nature corpusculaire de la lumière, pour lequel il reçut un Prix Nobel. 

Année fructueuse donc, et pourtant ces travaux furent publiés dans l’indifférence la plus complète, ne provoquant invraisemblablement aucune onde de choc, alors que le principal intéressé travaille alors comme commis à l’Office des Brevets de Berne. 

Quatre années s'écoulèrent - un espace-temps relatif, mais tout de même long - avant qu’un renommé physicien de l’époque, nul autre que Max Planck, vienne souligner l’intérêt particulier des théories d’Einstein et sa vision révolutionnaire. Quant au prix Nobel de physique, il lui a été décerné en 1921, soit seize ans après la parution de sa théorie. Einstein avait alors 42 ans. 

Bref, les idées résolument révolutionnaires ne provoquent pas forcément de révolution. Bien au contraire.


Temps, mouvement et effort 

Les idées révolutionnaires exigent du temps, beaucoup même, avant d’être reçues, débattues, démontrées, approuvées par les uns, dénigrées par les autres, pour ensuite être prouvées de manière irréfutable, hors de tout doute raisonnable, avant de rejoindre le discours académique et la culture générale.

La vérification des théories d’Einstein à propos de la relativité générale, entre autres exemples, exigeait non seulement une éclipse de soleil, mais des conditions météorologiques favorables afin que les astronomes puissent photographier le mouvement des étoiles autour du soleil et ainsi mesurer l’infime déviation de leur trajectoire. De nombreuses complications, tant techniques, climatiques que géo-politiques venant perturber la périlleuse expédition, cette expérience exigea près de quinze ans, sans parler de l’arrestation d’un des chercheurs. 

De même, l’existence du boson de Higgs a mis plus de cinquante ans avant d’être confirmée. Et la théorie de l’évolution elle-même, présentée conjointement par Darwin et Wallace en 1858, sans doute l’une des idées les plus révolutionnaires des derniers siècles, continue de faire l’objet de découvertes qui démontrent « le caractère graduel et cumulatif de la sélection naturelle » (1). 

Contrastant et s’affrontant inévitablement aux idées et aux croyances d’une époque, les idées révolutionnaires apparaissent toujours, du moins à première vue, invraisemblables, à la limite farfelues, irréelles ou même grotesques, puisque incompréhensibles. De telles idées choquent, c’est le moins qu’on puisse dire. Galilée a été condamné pour avoir proclamé que la Terre tournait autour du Soleil, contrairement à la croyance de l’époque. Darwin, quant à lui, a causé l’hérésie au sein de la société anglaise, et à travers le monde, en levant le voile sur cette incroyable révolution corporelle s’étendant sur plus de quatre milliards d’années (voir aussi Darwin – force et adaptation ou La bipédie, une marche révolutionnaire). 

Foncièrement nouvelle et marginale, l’idée révolutionnaire est non seulement dérangeante mais menaçante, exigeant indubitablement une forme d’émancipation. Elle demande de se libérer d’une contrainte (morale, sociale, intellectuelle, politique ou autre), de s’affranchir d’une autorité (celle de l’Église par exemple), ou encore d’une vieille mentalité désuète et démodée, néanmoins incrustée dans les mœurs rassurantes de la société. 

Or le changement est ardu. Tout comme les révolutions d’ailleurs, il exige un effort individuel et collectif incommensurable (voir Effort et habitude ou encore Muer ou changer de peau). 

Le vote des femmes apparaissait une idée révolutionnaire aux États-Unis en 1850. Pourtant, il n’a été légalisé qu’en 1920. Est-ce qu’on peut appeler ça une révolution? Soixante-dix ans de négociations et des centaines de femmes emprisonnées pour avoir manifesté pour leur droit le plus fondamental à la démocratie? 

Ça ressemble plutôt à un lent, très lent mouvement d’évolution.

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(1) Dawkins, R. (2008). Il était une fois nos ancêtres : une histoire de l'évolution. Paris: Hachette, p.535.